Il est très rarement
donné d’assister de nos jours à une authentique cérémonie tragique. Car il
s’agit bien, avec l’Antigone de
Cocteau par le Krizo Théâtre dans la magistrale mise en scène de Christophe
Thébault, d’un office et non d’un spectacle : nulle distance théâtrale ne
saurait ici s’intercaler entre ceux qu’il convient d’appeler pour l’occasion
les adeptes, et le mystère qui se célèbre devant eux. Ce qui se joue ici, c’est
précisément l’absence de jeu, dans
cet effrayant mécanisme, cette « machine infernale » d’un dire très ancien qui
ne peut plus se défaire : des lois plus archaïques que nul code humain devront
s’exercer, au besoin en broyant leur championne sur terre, et par contagion
tous ceux qui ont eu à partir avec elle, adjuvants tel Hémon, opposants comme
Créon. On sort de cette littérale exécution collective lessivé, essoufflé,
halluciné, on reste longtemps sous l’influence de cette salutaire catharsis
dont demeurait oubliée l’exaltante sensation, torrent d’émotions primaires et
nostalgie d’un temps de sombre grandeur.
Sur une scène aux
longues lattes noires, comme bâtie pour de tels sacrifices, et aux profondeurs
fragmentées d’austères panneaux de métal qui prendront peu à peu les teintes
d’un crépuscule des dieux, dans un espace aussi dépouillé que l’arène antique,
se creusant parfois de brumes hantées d’invisible, les officiants se débattent
avec l’énergie du désespoir contre la sentence qui se prononça de toute
éternité contre eux. Nulle interprétation, donc, nulle nuance, il n’y a plus
place - plus temps surtout - pour la négociation, le compromis, peut-être même
la modulation : il faut être au plus haut ou au plus profond de soi, tout
donner ou tout prendre, si l’on veut tenir son rang, encore un peu, dans ce
drame nu. La gestuelle est miraculeusement sobre, réduite à des gestes
symboliques, une main crispée sur un sceptre absent, deux poings fermés comme
sur un éventrement suicidaire, un bras brandissant haut la crosse de l’augure,
et surtout un pas caractérisant
chaque personnage : la tragédie, qui ne cesse d’avancer, se matérialise en
quelque sorte au travers des corps par ces piétinements au rythme emblématique.
Les silhouettes hiératiques, allégorisées à l’extrême, donnent alors toute sa
place à la parole, essence même du tragique comme crise « précipitée par la parole » : tout vient d’une hâte de dire ce qu’il
fallait taire, et ce forcènement en appelle d’autres, jusqu’au terrible « il est
trop tard » de la fin.
La troupe dans son
entier est au-dessus de tout éloge, Christian Sterne, Créon prodigieux d’ubris
ravageuse puis d’humiliation sanglotante, Florie Dufour, Antigone à la fois
émouvante de fragilité et féroce combattante tauromachique, Renaud Robert,
pétrifiant, terrifiant Tirésias, Aimée Leballeur, chancelante Ismène et Eurydice
foudroyée debout, Manouchka Recoché, Coryphée magnifique, Olivier Courtemanche,
émouvant et noble Hémon, Mathieu Jouanneau, parfait dans les différentes
figures de l’ordre et de l’obéissance terrestres. Scénographie inspirée,
musique envoûtante, costumes, éclairages, tout concourt, dans ce que l’on a
envie d’appeler une harmonie violente, au succès de cette re-présentation qui
n’a jamais mieux mérité son nom : on ne songe qu’à la re-voir !
Adjoint à la culture
Meung-sur-Loire
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire