mercredi 12 février 2014

Très belle lettre d'un ADJOINT A LA CULTURE , grand Professeur et Latiniste à HENRY IV-PARIS


  Il est très rarement donné d’assister de nos jours à une authentique cérémonie tragique. Car il s’agit bien, avec l’Antigone de Cocteau par le Krizo Théâtre dans la magistrale mise en scène de Christophe Thébault, d’un office et non d’un spectacle : nulle distance théâtrale ne saurait ici s’intercaler entre ceux qu’il convient d’appeler pour l’occasion les adeptes, et le mystère qui se célèbre devant eux. Ce qui se joue ici, c’est précisément l’absence de jeu, dans cet effrayant mécanisme, cette « machine infernale » d’un dire très ancien qui ne peut plus se défaire : des lois plus archaïques que nul code humain devront s’exercer, au besoin en broyant leur championne sur terre, et par contagion tous ceux qui ont eu à partir avec elle, adjuvants tel Hémon, opposants comme Créon. On sort de cette littérale exécution collective lessivé, essoufflé, halluciné, on reste longtemps sous l’influence de cette salutaire catharsis dont demeurait oubliée l’exaltante sensation, torrent d’émotions primaires et nostalgie d’un temps de sombre grandeur.

  Sur une scène aux longues lattes noires, comme bâtie pour de tels sacrifices, et aux profondeurs fragmentées d’austères panneaux de métal qui prendront peu à peu les teintes d’un crépuscule des dieux, dans un espace aussi dépouillé que l’arène antique, se creusant parfois de brumes hantées d’invisible, les officiants se débattent avec l’énergie du désespoir contre la sentence qui se prononça de toute éternité contre eux. Nulle interprétation, donc, nulle nuance, il n’y a plus place - plus temps surtout - pour la négociation, le compromis, peut-être même la modulation : il faut être au plus haut ou au plus profond de soi, tout donner ou tout prendre, si l’on veut tenir son rang, encore un peu, dans ce drame nu. La gestuelle est miraculeusement sobre, réduite à des gestes symboliques, une main crispée sur un sceptre absent, deux poings fermés comme sur un éventrement suicidaire, un bras brandissant haut la crosse de l’augure, et surtout un pas caractérisant chaque personnage : la tragédie, qui ne cesse d’avancer, se matérialise en quelque sorte au travers des corps par ces piétinements au rythme emblématique. Les silhouettes hiératiques, allégorisées à l’extrême, donnent alors toute sa place à la parole, essence même du tragique comme crise « précipitée par la parole » : tout vient d’une hâte de dire ce qu’il fallait taire, et ce forcènement en appelle d’autres, jusqu’au terrible « il est trop tard » de la fin.

  La troupe dans son entier est au-dessus de tout éloge, Christian Sterne, Créon prodigieux d’ubris ravageuse puis d’humiliation sanglotante, Florie Dufour, Antigone à la fois émouvante de fragilité et féroce combattante tauromachique, Renaud Robert, pétrifiant, terrifiant Tirésias, Aimée Leballeur, chancelante Ismène et Eurydice foudroyée debout, Manouchka Recoché, Coryphée magnifique, Olivier Courtemanche, émouvant et noble Hémon, Mathieu Jouanneau, parfait dans les différentes figures de l’ordre et de l’obéissance terrestres. Scénographie inspirée, musique envoûtante, costumes, éclairages, tout concourt, dans ce que l’on a envie d’appeler une harmonie violente, au succès de cette re-présentation qui n’a jamais mieux mérité son nom : on ne songe qu’à la re-voir !
 
Alain LE GALLO
Adjoint à la culture
Meung-sur-Loire

 

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